mercredi 24 décembre 2014

Mémoires ascendantes ( fin )


Je mourrai. Cette idée est une fleur qui s' ouvre chaque matin au jardin de mes songes. Je la contemple sans frayeur.
Partir n' est rien. Se détacher du môle et laisser la barque tranquille glisser vers son silence... Mais abandonner derrière soi, comme des miettes sur la table, le peu de ce que furent nos vies, voilà la vraie souffrance. 
Le bon Dieu je n' y pense pas. Il est l' iris de mes yeux pour que je ne rate aucune des beautés de ce monde. Dans la lumière noire de la mort, je ne sais pas.

Sereine et sage, c' est ce qu' ils disent de moi.
S' ils savaient comme je méprise cette forme de sagesse au goût de formol et de renoncement.
S' ils connaissaient la lave en moi.

Que m' importerait de mourir si je ne perdais pas la vie.

                                                                               *

J' ai traversé mon existence en petite fille que le monde terrorise. Chaque soir, j écris au plafond de mes nuits la liste de mes peurs: le noir, le jour, la mer, les hommes, la maladie, la misère ou la neige, les fenêtres ouvertes et l' odeur des caveaux.
C' est la faute de ma terre, le gris de mon granit et celui de la pluie. La faute aux marées basses, aux bateaux gisant sur le flanc. La faute aux ciels fauchés s' écrasant sur la lande.

 A l' heure de changer de rive, je chante. Ne plus entendre le grondement, murmure d' étoiles, écho des tombes.
Je chante la chanson triste des Pardons. Celle que ma mère et moi fredonnions pour repousser les tempêtes.
Je chante pour ne plus avoir peur.

Et pour aimer enfin la vie.


                 



Addenda:
Au terme de cette série, et parce que me fut fait, à plusieurs reprises, le reproche ( affectueux ) de la difficulté de se repérer dans ces Mémoires ascendantes, je crois utile d' apporter ici les précisions suivantes.
La première voix est celle de ma grand-mère maternelle, Odette ( ou mes mots de petite fille s' adressant à elle ). Née en 1893 dans la soie d' une famille bourgeoise et cultivée, elle lutta toute sa vie pour échapper au destin sans surprise qu' on avait écrit pour elle.
Intellectuelle, autoritaire, atypique, têtue, bonne vivante, drôle, généreuse, courageuse, honnête, dure au mal, j' ai passé près d' elle, dans le vieux presbytère que j' aimais tant, quelques uns de mes plus beaux morceaux d' enfance.
La seconde voix, en italique, est celle de mon autre aïeule, la branche paternelle. Céline, née en 1903, sous le gris bleu des ardoises et du ciel des côtes d' Armor, dans une masure au sol de terre battue. Fille unique et accidentelle d' un père marin au long cours et d' une mère pleurant comme seules savent pleurer les femmes de marins. Nous nous voyions peu, hormis quelques vacances et lors de ces interminables dimanches dont je parle dans l' une de ces Mémoires. Je me souviens pourtant de cet après-midi d' été, où elle m' avait longuement parlé de sa vie. C' est en me souvenant de ce moment intime, à l' ombre d' un tilleul, bercée par le cliquetis des aiguilles du tricot qu' elle ne cessait de faire et de défaire, que ses mots, sont arrivés jusqu' ici.

Si tout est vrai dans ces pages, rien n' est rigoureusement exact. Ce qui m' importait n' était pas d' écrire une biographie mais au travers de ces morceaux d' existence, de dire l' amour que j' ai pour ces deux femmes, si différentes et pourtant si semblables.

Ces mémoires croisées leur sont affectueusement dédiées.

dimanche 21 décembre 2014

Secret des tombes ( 10 )


Rien ne pèse

Ni le ciel épinglant
Aux surgeons morts
Ses marées basses

Ni nos amours roulant des hanches
Comme les chats gantés
Sur des chemins
De nuit



lundi 15 décembre 2014

Secret des tombes ( 9 )


Passager de la brume
Flottant dans ton squelette
Noue ton rêve aux étoiles

Et souffle sur tes cendres

Car la terre endormie
Dépecée d' oiseaux noirs
Garde blottie sous le givre

La mémoire des jardins


mercredi 10 décembre 2014

Secret des tombes ( 8 )


Mots murés
Aux caveaux des gorges de pierre
L' horizon cerne nos enclos

Et l' amoureuse à son piquet
Mâchant l' azur
Jette les dés

Sur le feutre de l' aube



samedi 6 décembre 2014

Mémoires ascendantes ( 12 )


Un livre, c' est d' abord un parfum.
Fleurs des champs oubliées entre deux buvards. Odeurs d' école, de cuir, de cave, de plomb.
Un livre se prend par le nez avant d' y plonger le regard.
Un livre c' est aussi une musique. Je veux dire, même fermé.
Comme les sons de l' orchestre avant la symphonie.
Comme les larmes de sang avant la chanson triste.
Mon père me l' a appris.
Je m' asseyais sur le haut tabouret de la bibliothèque. Il posait un livre au hasard sur mes genoux et me disait " ferme les yeux, respire, dis moi ce que tu entends. "
Comprendre ne comptait pas, je faisais rouler les mots sur ma langue tandis que s' écroulaient les murs de la pièce, ceux de la grande maison, tous les murs de la terre que mon corps immobile parcourait en tous sens.
Des voyages, il y en eut beaucoup et je ne crois pas avoir jamais achevé un seul jour sans tourner une poignée de pages. A la clarté du premier rai, dans l' éblouissement du midi, sous la flamme vacillante d' une bougie, contre la lampe d' opaline, plus près, toujours plus près des petits signes noirs, mes carreaux comme des loupes et moi penchée jusqu' à toucher du nez ce qui m' échappait chaque jour davantage. 

J' ai perdu mes yeux, la lumière, au beau milieu d' un livre, entre des feuillets jaunis.
Et le monde s' est teinté de bistre.

                                                                               *

Il me faut la maison silencieuse et le doux clapotis des légumes cuisant dans le faitout.
Je m' installe à la cuisine et pose mon illustré sur le formica de la table. J' effleure la couverture. Les gros titres et puis la photo. Je lis sur les visages, dans les plis du satin le bonheur en amour et la boue des mensonges, la mort qui se tapit ou les enfants à naître...
Puis je mouille mon index pour lentement tourner les pages. J' aime les vies de gazettes. Nul besoin de parcourir des livres aux héros inventés quand le monde réel est peuplé de grands hommes ou de princesses au cœur pur.
Page après page, mon esprit s' envole. Je ne suis plus ni mère, ni épouse.
Je monte des marches recouvertes d' un tapis rouge. Je bois du champagne sur des terrasses dominant la mer. J' offre mes robes de bal à des œuvres de charité. Je tends ma bouche humide aux crépitements des flashs. Des limousines m' emportent et je ferme les yeux...

Et je rouvre les yeux.
Six heures viennent de sonner, l' eau déborde du faitout.

J' emballe les épluchures dans mes rêves de papier glacé.