vendredi 29 novembre 2013

Village. Portrait 5 ( réponse )


Petite écervelée, rien ne me fait plus rire que ton orgueil de mortelle !

Que sais-tu donc de moi ? Du chant limpide de mes premières années, quand j' ignorais tout du glas et de la guerre? Quand j' entendais piailler mes sœurs, au delà des collines, avant qu' on ne les fonde pour en faire des canons...
Du haut de mon âge d' airain, je te regarde et je sais tout de toi.
Je n' ai rien oublié de ces dimanches de Pâques où tu te jetais à mon cou, retenue par les mains fermes de ton père, qui entre nous soit dit, fut le seul à savoir me faire chanter comme il faut... Ces jours de communion, où j' aimais faire voler les aubes, comme de grands oiseaux blancs... Faut-il te rappeler ces après-midi desoeuvrées où tu chipais les clés au clou du presbytère, pour grimper au clocher qui me sert de maison ? Crois-tu que j' ai oublié tes yeux qui cherchaient à voir sous mes jupes tandis que tu montais à l' échelle interdite aux barreaux vermoulus ?
Aujourd' hui, je ne chante plus que pour les vieux qui partent. Mes dimanches sont vides. Les amants se séparent avant de s' épouser. Je bégaie les heures du jour et cela ne me rend ni meilleure ni pire que vous autres qui courez sur deux pattes en vous croyant plus fort que le temps.
Je ne te laisserai me juger, toi, que je vois errer, solitaire, le nez dans les godasses empesées de la terre noire de nos forêts. Parfois même, je l' avoue, il m' arrive de me sentir utile quand je parviens à te tirer de ces rêveries qui t' épuisent pour te ramener au monde des hommes.

Je te regarde et je sais tout de toi.
Comme j' ai su la vie de tes pères.
Comme je ponctuerai celle des tes enfants.

Et qui donc perçoit les sanglots sous mon chant, quand passent vos cercueils au pied de mon clocher ?

5 commentaires:

  1. Excusez-moi, mais la réponse de votre Cloche me parait tout à fait pertinente, et lorsque vous l'attaquiez, et, avec vous, certains commentateurs lui reprochant son saucissonnage du temps, un sentiment d'injustice m'a tout à coup saisi, et seul un trop grand respect pour votre travail m'a interdit toute manœuvre contradictoire. Mais bien sûr, la cloche sait tout de nous. Pendant des siècles, elle a ritualisé le temps, elle l'a construit. Elle a chanté la vie et la mort.Un son pour la naissance et un pour la mort. Maintenant à la place, nous avons les supermarché de la mort. Là pas de cloche, pas de tombe, de grands parkings, et des salons cosys. Toute une organisation rationnelle de la mise en bière.

    Belle réponse donc de votre cloche (à laquelle vous ne vous attendiez probablement pas). Mais je vous assure, je ne suis pas surpris de sa réplique.

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  2. Vous avez raison, je ne m' y attendais pas du tout..
    Décidément, ces braves vieilles cloches n' auront jamais fini de nous surprendre ! :))

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  3. Très émouvant cette réponse de la cloche, Agnès. Merci.

    Votre texte m'a fait penser à ce tableau :

    http://solko.hautetfort.com/archive/2009/04/08/le-glas.html#comments

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  4. C' est une œuvre poignante en effet..

    Mais l' on n' y voit pas la cousine de Germaine :)

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