dimanche 17 août 2014

Mémoires ascendantes ( 5 )


Il est couché dans l' herbe, je ne vois que son dos. Le bras qui ondule à ses hanches. Je devine la brindille qu' il tient entre ses lèvres, dont vole l' extrémité comme une mouche tenace.
Je ne sais rien de son visage.
Il sifflote. Un chant plus léger que l' air. La salopette maculée de plâtre, de poussière blanche. Derrière lui la maison grande ouverte semble sourire aussi. Ma mère a dit: " ce garçon a de l' or dans les mains, mais il est indomptable.. "
Je connais les hommes sans en avoir jamais touché un seul. Aux Langues Orientales je suis la seule femme. Je connais les hommes et je les place plus haut que tout. Leur intelligence, leur force me fascinent. Rien à voir avec le poulailler bruissant de mes années d' Allemagne, ces classe de filles où je m' ennuyais à mourir.
M' a t' il deviné, je ne sais pas. Il fait trainer la pause. Ma mère dit encore: " la fin des travaux, comment savoir avec ce chien fou.." Un coude replié, il a posé la tête dans sa main. Je vois maintenant son profil. L' œil qui se promène en clignant d' une cime à un nuage. Les lèvres sous la barbe déjà grise. Il est de ceux qui portent à leur front la douleur de l' enfance, sur les joues les chemins creux des terres de solitude. Le farouche et l' abandon mêlés dans leur sourire qui fait baisser les yeux.
Il me sait dans son dos, désormais j' en suis sûre, mais ni lui ni moi ne bougeons même d' un souffle. Il me semble qu' un vent tiède baigne nos deux présences.
Bientôt ce serait le Simoun, ardant nos cœurs radieux.


L' eau se fend à la proue dans des senteurs de menthe. Nous sommes restés toute la traversée contre le bastingage. Je ne voulais rien perdre des odeurs et du vent, des couleurs de la brume. De la chaleur de Pierre se pressant à mon dos.
Nous n' avons rien voulu garder du mariage. Ni argent, ni présents, ni photographies. Oublier la mâchoire serrée de mon père, le sourire crispé de ma mère. Au repas champêtre, que même le vin n' égayait pas, ils parlaient de mon homme comme d' un semi gueux de vingt ans mon ainé.
Nos noces commenceront là, sur cette terre inconnue qui se découpe au large.
Pierre, Pierre, Pierre.. je fais rouler ton nom dans ma gorge chaque fois que j' agonise au feu de tes baisers.


                                                                                *

Paris ne cesse de me surprendre. Chaque jour m' offre un rêve à ouvrir comme un présent de Noël. Pour preuve, hier soir, j' ai rencontré mon mari.
Il ne le sait pas encore, les garçons ne voient pas ces choses là, mais moi dans ma tête, j' ai déjà dessiné la robe de nos fiançailles.
Les hommes ici, c' est pas ce qui manque. Au début, ils me faisaient peur. Je me piquais le doigt, ratais le point, chaque fois que je sentais le chef d' atelier contrôler mon travail, penché par dessus ma nuque. Quand l' un d' eux m' abordait dans la rue je devenais pivoine. Mais le jour où le patron m' a fait monter dans son bureau pour me dire, en bafouillant, que si j' étais d' accord, demain, j' oubliais la couture et devenais mannequin, j' ai senti quelque chose changer en moi. J' ai compris que les hommes, sous leurs grands airs, n' étaient pas si forts qu' on le croit.

Un bal. Un petit bal de quartier. Les copines d' atelier et moi, nous n' en manquons aucun. Paris n' est pas si grand, souvent nous retrouvons des visages, ou bien, si on les oublie, on sent à la façon d' attraper nos tailles, à la moiteur d' une main, à la gaucherie ou à l' expérience qu' on a déjà valsé avec tel ou tel, ailleurs, sur une autre place, sous des lampions ou le soleil.
Et puis il y a ceux qui ne dansent pas. Ils sont assis, tout autour de la piste et nous regardent passer d' un partenaire à l' autre ou boire nos citronnades en gloussant. Ils disent qu' ils nous courtisent mais ils n' osent jamais rien. Hier, il y en avait un nouveau. La mise impeccable, il tenait ses gants blancs posés sur la cuisse. Fines moustaches, sourire d' ange. J' ai fait comme si je ne le voyais pas, mais mes amies, ces garces, ne cessaient de me donner des coups de coude en pointant leur menton dans sa direction. Quand nos regards se sont croisés, j' ai su qu' il serait à moi.

Je ne fais plus que penser à lui. Sa façon de frotter son oreille de l' index en me suivant des yeux. Je lui invente des prénoms et des vies. Une voix. J' imagine les premiers mots qu' il me dira " je ne danse pas, non, mais j' aimerais vous offrir un verre " en écartant un peu le bras pour que je m' y agrippe.
Je compte les jours et les nuits avant le prochain bal.
Alors, il osera...











































































































3 commentaires:

  1. Magnifique. Un bonheur de vous lire et je m'en fiche de me répéter :)

    Eric Chevillard dans "Le désordre Azerty" définit le style (je lui préfère le mot écriture) vu par le lecteur (ordinaire, c'est moi qui rajoute ce vilain adjectif) comme "une langue qu'il comprend mais qu'il ne parle pas, qu'il sait lire mais pas écrire."

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  2. Le style ? Je ne sais pas.. il me semble que c' est un truc plus violent..
    Il m' arrive de piquer de vraies colères de gosse jalouse et mal élevée en me disant .. putain, mais pourquoi c' est pas moi qu' ai su écrire ça, comme ça.. ! :))

    ( pardon pour la réponse tardive, j' étais dans les embruns.. :)

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  3. Ah mais vous savez Agnès c'est toujours ce que je me dis quand je vous lis Mais putain pourquoi c'est pas moi qui écris ça ? Je vous jure que c'est comme ça que ça se passe et c'est très très violent :)))

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