lundi 29 septembre 2014

Mémoires ascendantes ( 9 )


Ils défilent, un par un, endimanchés de noir. La famille, les amis, les gens des villages alentour. Ils entrent en tenant leur chapeau comme un ventre repu, s' attardent au bord du lit et sortent drapés de la senteur épaisse des lys, l' âcre fumée des cierges.
Tu te tiens dans la cuisine, les deux poings sur la table. Ta mère est face à toi. Le visage défait par les pleurs, la honte et la colère.
Ce besoin de comprendre, toujours...
- Un matin pareil, ma pauvre fille, tu n' as donc aucune pudeur...
- Je veux savoir.
- Mais à quoi bon puisqu' il est mort ?

Il faut nourrir ces gens et leur servir à boire. Recevoir leurs condoléances. Leurs lèvres mouillées de  larmes contre ta joue, leurs mains pétries de paroles qui ravivent les plaies croyant les consoler. Regards vissés au parquet que l' on ne peut saisir.
Eux savent ce qu' on te cache. Les derniers jours et l' agonie d' un père que plus personne n' osait approcher. Les heures de démence, les hallucinations. Les cris d' animal blessé face au corps qui refuse d' obéir.
Son mal avait nom de voyage. D' embrasements entre deux rives, charriant sa boue de déshonneur et de péché..
Le mal de Naples.

La ville où vous aviez fêté tes vingt ans.

                                                                                *

"Attrape le premier train. Père décédé. Je t' attends."
Tu ne relis pas.
- Rien de grave ? demande le facteur. Avec ces fichus télégrammes, on sait jamais si on porte du rire ou bien des larmes...
- Ni l' un ni l' autre, tu réponds.
Puis tu ouvres la cuisinière et regardes sans ciller l' enveloppe se tordre à la morsure des flammes.

Dans le train qui t' emmène, tu cherches des souvenirs. Le pastel tendre d' un moment d' abandon, où tu aurais collé tes lèvres fines contre sa joue en échange d' un présent ramené du bout du monde. Enfoui ta tête contre sa poitrine et laissé ses deux bras se refermer sur toi, les soirs où le vent rend fou.
Dans le train qui t' emmène, tu cherches et te cognes à la nuit.

Elle raconte, tout en recouvrant sa coiffe de drap noir. Le corps lardé de coups de surin, jeté comme un malpropre dans le port du Havre. La paie en moins. Elle raconte en se signant parfois, les gars qui l' ont cherché au matin, au hasard des bordels, jusqu' à ce qu' un pas de chez nous, un russe à ce qui parait, le trouve coincé entre deux coques, le ventre plus gonflé que la baleine de Jonas. Elle parle, donne des détails, se trompe, invente. Le capitaine plongeant de la jetée pour remonter le corps de celui qu' il appelait mon frère. ( Ils sont mariés à la mer, tu comprends. Ne se laissent prendre aux filets de nos cheveux que le temps d' une escale... ) Elle dit qu' il aurait mieux valu qu' une vague l' emporte plutôt que de sécher sous la terre. Que tout l' équipage sera là, qu' il porteront le cercueil à travers la lande jusqu' au pauvre cimetière où dorment ses parents.
Elle pleure un peu puis se reprend. Tu la regardes l' œil sec.
Comment lui dire qu' embrasser le front pâle de cet homme, au matin, t' a laissée plus glaciale que le souffle du Noroît ?


6 commentaires:

  1. L'enfer à tous les étages dans ce voyage de nuit, et la morale qui cache et la mort sur un quai désert pour quelques billets...Le ciel est bas, le ciel est noir et le destin est tout, les coups comme des vagues amères à surmonter en y laissant à chaque fois un peu de sa peau...

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  2. Tout est dit dans ce beau commentaire.. rien à ajouter
    Merci Cléanthe

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  3. Tombée ici par hasard. Non, pas tout à fait par hasard. Inutile de commenter après Cléanthe. Mais je reviendrai.

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  4. Bienvenue à l' anonyme tombée des nues.
    J' espère que la chute ne fut pas trop rude .. :)

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  5. Le texte est dur mais la chute, douce, et moi, admirative.

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