jeudi 13 octobre 2011

Le brouillon ( 2 )

Parfois, quand je m' ennuie, je dessine papa.
Un rond et deux bâtons au bout, comme des jambes minuscules sous une lune bien pleine.
Mon père, il faisait toujours tout pencher. Le banc, le lit. Même le sol du grenier. Je me souviens des jours de marché quand il fallait sortir la voiture. Mon frère, arque bouté, poussait les deux énormes fesses à l' intérieur pendant qu' on entendait le vieux râler que c' est pas dieu possible de fabriquer des bagnoles si mal fichues au prix où on les paye. Ensuite, toute la famille se ruait à l' arrière, du côté opposé pour faire contre poids. Mais ça penchait drôlement quand même. Moi, je restais sur le muret à attendre. Il n' aimait pas comment les gens de la ville me regardaient. Alors, pour me consoler, il me rapportait des bonbons.
Des caramels mous. Mes préférés...
Papa est mort quand j' avais douze ans à cause de son coeur tout enrobé de graisse. Comme le foie du canard que ma mère tue des fois le dimanche. Mes soeurs, je vois bien qu' elles se forcent pour avaler. Moi, quand je crache, maman ne me gronde pas. Elle dit comme ça que je suis pas normale et qu' il faut pas m' en vouloir. Mais que si je ne finis pas mes légumes, ce sera tintin pour les caramels. C' est à cause de ça que je me suis mise à suivre les gars sur le chemin des buis...
Dans ma tête je parle comme tout le monde mais ça veut pas sortir pareil. Sauf les gros mots. Mais là, c' est parce que je suis entrainée. Je me mets à la fenêtre et je gueule des saloperies sur les gens qui passent. Il y a ceux qui baissent la tête et font comme s' ils n' entendaient pas. Ceux qui me regardent avec pitié et d' autres qui rigolent. Ceux qui viennent voir ma mère pour lui dire que c' est quand même un monde de pas pouvoir circuler dans la rue sans se faire insulter et que je serai bien mieux dans un centre pour les gens comme moi où y en a qui s' en sortent drôlement bien, trouvent un petit boulot et parfois même un mari. Maman elle dit que les écoles c' est pour les riches et que ça m' enlèvera pas mes yeux bridés. Puis elle flanque tout le monde à la porte en hurlant des mots bien plus gros que les miens. Après, elle sort une bouteille du buffet et se l' enfile toute seule en pleurnichant. Je lui demande, comme je peux, si c' est à cause de papa qu' elle renifle comme ça. S' il lui manque autant qu' à moi. Elle répond juste qu' il est au ciel et qu' au moins là, il n' emmerde plus personne.
Hier j'ai eu quinze ans et la chatte grise a fait des petits. J' aime toucher les chatons. Et les bébés aussi. C' est doux, c' est chaud, ça sent le lait sucré. Jamais je ne leur ferai de mal mais je vois bien que les gens ont peur quand je m' approche d' un berceau. J' ai entendu le docteur dire à maman qu' il serait préférable que je n' aie pas d' enfant parce que je ne vivrai pas longtemps. Et qu' il fallait faire attention à ce que je mange pour ne pas finir comme mon père.
Le soir, maman a donné mes caramels aux poules, avant de noyer les petits chats...

La première fois que j' ai suivi les gars, c' était un jour comme aujourd' hui. J' étais triste comme souvent. J' ai fait semblant de pas comprendre ce qu' ils voulaient mais j' avais déjà vu ma soeur le faire avec cet imbécile de voisin dont elle s' était entichée. Ils retournaient leurs yeux en poussant de gros soupirs, comme quand je fourre une poignée entière de bonbons dans ma bouche.
Quand je sens leur machin durcir et rentrer dans mon ventre, ça ne me gêne pas. Et ça ne me fait pas mal non plus. La mousse chatouille mes cuisses. Je regarde passer les nuages. J' ai toujours aimé les nuages. Je pense à mon père qui ne doit pas se gêner pour les gober comme de gros caramels mous.
Alors, des fois, je vois le ciel qui penche.
Mais ça non plus, je le dis à personne...

4 commentaires:

  1. Un texte touchant. Je me demande pourtant si le "elle" du narrateur n'aurait pas mieux convenu que le discours à la première personne.

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  2. Je ne voulais pas de " distance " mais peut être ai je eu tort..
    :-)

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  3. A quoi pense une enfant "pas comme les autres"?
    Sûrement à des choses... pas comme des autres
    Devant c e beau et triste sujet je ne sais que dire? Sinon, un commentaire comme ceux des autres!

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  4. J'aime bien les reprises :
    les bonbons donnés par le père et ceux donnés par les garçons.

    le père qui fait tout pencher et la petite qui s'imagine qu'il fait même pencher le ciel.

    Les gros mots de l'adolescente et ceux de sa mère.

    La mort du père, à cause de son sur-poids et sa fille qui doit faire attention à son alimentation.

    Les chatons et les bébés

    Les bonbons plein la bouche et leur "machin" dans son ventre

    L'effet tragique vient évidemment de la naïveté de la petite : son corps de femme et son désir enfantin d'avoir des bonbons (manière de se souvenir de son père)

    Mais si ce père donnait des bonbons, c'est parce qu'il ne voulait pas l'emmener avec lui (avait-il honte ou était-ce pour la préserver?)

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