samedi 4 février 2012

Bergère ( 1 )

Ma grand-mère disait s' il te plait, pour une heure, sois mes yeux.
Et je grimpais sur les genoux de celle qui n' était pas une bergère ordinaire, frimousse terreuse, épis dans les cheveux, mais un profond fauteuil à oreilles, à l' habit un peu élimé. Avec mille précautions j' ouvrais le livre et commençais la lecture, tout en guettant du coin de l' oeil si les intonations que je donnais à des phrases auxquelles je ne comprenais à peu près rien, étaient conformes à ce qu' elle attendait de moi. La pénombre se glissait peu à peu dans la chambre et je devais rapprocher mon visage du livre pour en décrypter les petits signes noirs. Je me souviens d' elle, quand elle faisait de même, avant que ses yeux ne choisissent d' habiter la nuit. Infiniment penchée sur son ouvrage, lunettes épaisses et loupe à la main, je la voyais comme un naufragé qui gobe un dernier morceau de ciel avant de sombrer tout à fait.
L' air devenait dense, presque palpable, traversé par ma voix d' enfant. Parvenue au bout d' un chapitre j' attendais, silencieuse, que son souffle tranquille m' encourage à poursuivre. Alors reprenait le doux glissé des pages que l' on tourne.
Elle, les mains jointes, comme en prière, si proche, si loin pourtant, dans des contrées que mon inexpérience rendaient dangereuses; un monde dont je n' avais pas les clés. Jamais je ne posais la moindre question, le sens d' un mot inconnu que sais-je, et jamais elle ne chercha à donner du sens à ce mystère entier qu' elle me donnait à lire. Mes yeux étaient son océan, ma voix son bateau, mais nous savions tacitement qu' elle arpenterait seule les terres sauvages où je la déposais.
La nuit était tombée tout à fait quand elle me signifiait, d' un geste, que devait s' arrêter le voyage et je glissais à cet endroit précis, le long marque-pages de cuir rouge...

Alors, descendant de la bergère, je me dirigeais vers l' imposante armoire qui donnait à la pièce un air solennel.
La lourde porte s' ouvrait dans une plainte, découvrant la boite à boutons...

13 commentaires:

  1. "Mes yeux étaient son océan, ma voix son bateau"

    Vous avez le sens des images, vraiment !

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  2. Un texte délicat qui permet à chacun - et à vous d'abord - d' arpenter les terres du souvenir " (je vous pastiche). Bravo en tout cas pour la finesse avec laquelle vous décrivez ce que pouvait ressentir cette petite-fille là.

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  3. J'adore le titre ! :)

    Vos textes (poèmes) sont de véritables épiphanies ! Aucune connotation religieuse dans l'emploi de ce mot, ou alors en pensant aux "épiphanes", ces divinités grecques qui se présentaient aux mortels :)

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    1. En allant farfouiller un peu je lis ceci: " Les dieux antiques, les Olympiens surtout, étaient épiphanes : ils se manifestaient aux incroyants, aux infidèles, aux hommes de peu de foi et…aux jeunes vierges attirantes."
      J' avoue être un peu déconcertée :))
      Merci Michèle :)

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    2. Agnès, vous m'en apprenez sur les épiphanes :)

      En fait, si ce mot d'épiphanie m'est venu, c'est qu'il correspondait le mieux à ce saisissement heureux que j'ai toujours à vous lire.
      Quand je relis la deuxième phrase par exemple, ce glissement de la grand-mère au fauteuil, d'une bergère l'autre, cette bergère dont on descend...
      et tout est toujours ainsi chez vous, (d)étonnant, fort, lumineux, et voilà...:)

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  4. " saisissement heureux.." ça je prends !
    Merci :)

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  5. Agnès, veuillez m'excuser de revenir sur ce mot d'épiphane, qui n'a rien à voir avec votre texte, mais j'ai voulu comprendre votre remarque, faite en commentaire. J'ai donc tapé le mot dans google et ai atterri sur un blog où j'ai retrouvé la phrase que vous citez. Mais on ne sait pas d'où ce monsieur tire son affirmation, qui n'est étayée par rien.

    Quand le mot d'épiphanie m'est venu, moi qui suis une mécréante, j'ai vérifié le sens sur wikipédia, et comme la connotation religieuse ne m'intéressait pas, j'ai retenu ceci (je fais un copié/collé) :

    ***
    « Épiphanie » est un mot d'origine grecque, Ἐπιφάνεια (Epiphaneia) qui signifie « manifestation » ou « apparition » du verbe φαίνω (faïnò), « se manifester, apparaître, être évident ».
    L'utilisation du terme est antérieure au christianisme.
    Les «Épiphanes» sont, dans la culture grecque, les divinités qui apparaissent aux hommes, comme Zeus, Athéna, Hermès, Héra, Poséidon, Déméter, Héphaïstos, Aphrodite, Arès, Artémis, Hestia, Dionysos.
    ***

    Récupérer ce mot d'épiphanes c'était pour moi revenir à la culture grecque.

    Je viens de chercher "épiphanie" sur le dictionnaire historique de la langue française (le Robert, sous la direction d'Alain Rey) :

    [Dans un emploi littéraire ou didactique, épiphanie signifie, par retour à l'étymologie, "manifestation de ce qui était caché".]

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  6. Ne vous excusez pas Michèle, avec vous j' en apprends tous les jours :)
    Merci encore..

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  7. La boite à boutons, c'est la récompense ? C'est là aussi que se trouve le sens des vies qui les ont émaillés. Les boites à boutons contiennet des trésors, des pierres précieuses, des objets égarés.
    Tandis que grand-mère voguait sur des vagues inaccessibles pour l'enfant, l'enfant se nourrissait de l'écho des boutons ...
    J'aime beaucoup l'ambiance que vous décrivez ici, une émotion contenue et beaucoup de délicatesse !

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  8. Les souvenirs liés à la boite à boutons devraient suivre bientôt..
    Merci Saravati pour ce joli commentaire :)

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  9. Je suis sous le charme de cette langue qui m'emporte dans cet univers feutré et grave des adultes. Cela me rappelle la distance froide qui me tenait à l'écart d'un grand-père impressionnant.

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  10. Et quel curieux monde, quand on est enfant, que ce monde là ! On espère bien n' en faire jamais partie mais y arrivons-nous toujours.. ?

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