lundi 20 février 2012

Bergère ( 2 )

C' était une boite de fer blanc que je tenais des deux mains comme on porte un objet sacré. Visage grave et sourcils froncés, tels ceux de l' enfant de choeur qui remettait au curé le calice à la grand messe du dimanche.
Je me hissais à nouveau sur la bergère et posais mon trésor sur les genoux, le temps de tirer la rallonge qui transformait la table en bureau de consul sur laquelle auraient pu se pencher de fins stratèges, livrant là leurs premières batailles sur des papiers jaunis.
Alors seulement j' ouvrais la boite, souriant à celle qui ne me voyait pas.
Le plaisir consistait d' abord à plonger les mains bien au fond et laisser filer entre mes doigts les pastilles rondes et colorées, comme on le fait avec le sable tiède des bords de mer. Puis le jeu commençait, qui n' avait pas de règles précises. Il me fallait en trier le contenu, par couleur, par matière, par forme ou par taille. Petits tas de boutons de culottes. Chemins de boutons des grands soirs. Boutons nacrés. Boutons dorés. Boutons de céramique aux couleurs vives. Larges boutons de bois.
D' autres sculptés comme des bijoux précieux.
Il me fallait élire mes préférés, toujours les mêmes, retrouver les paires, les assortiments, les égarés. Et puis n' en garder qu' un. Le poser dans sa main, voir ses longs doigts noueux en parcourir les bords, le dessin, et sourire à mon choix. Celui là..., commençait-elle et elle déroulait son histoire comme un grand ruban bleu et moi je l' écoutais, protégée par les bras puissants de ma bergère, je l' écoutais raconter la mort et puis la vie, les boucles dorées de l' enfance, le bon Dieu, le bon vin, les jours moches, l' amour et le lilas d' avril.
Là, dans ces après midi pluvieux, face à de minuscules terrils de boutons chamarrés, bercée par la voix de mon aïeule, j' ai puisé la force et l' envie.
Et le temps s' étirait, infini, jusqu' à l' heure des tartines.

9 commentaires:

  1. Magnifique cette façon de l'aïeule de raconter à partir des boutons ! Je choisis un bouton, je te le donne pour que tes doigts en éprouvent le dessin et le contour et tu me déroules l'histoire qui en découle...

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  2. Fascinant, ces vies racontées à partir des souvenirs qu'évoque la forme d'un bouton. Telle Calchas ou Tirésias (les deux grands devins aveugles des légendes grecques), votre grand-mère prend sous nos yeux un côté mythique. Si elle ne prédit pas l'avenir, elle parle très bien du passé. Et c'est à partir de ce passé, qui raconte la vie et la la mort, les joies et les peines, que l'enfant que vous fûtes se construisit. C'est un bel hommage que vous rendez là à cette aïeule dont on devine qu'elle a dû compter pour vous.

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  3. Merci à tous les deux, Michèle et Feuilly, pour vos mots que je dédie à celle qui a beaucoup compté et à qui je pense encore si souvent..
    Je vois d' ici le mélange de fierté et d' amusement au fond de son regard bleu délavé :)

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  4. Un bouton, un seul et la vie vous est contée. Un récit qui enchante, vraiment.

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    1. Un bouton, une histoire, et la vie était belle...
      Merci pour vos mots :)

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  5. On a scrupule à revenir encombrer les commentaires quand, peinard(e), on ne se risque pas soi-même à l'écriture, mais pour être tout à fait honnête avec mes scrupules, j'ajouterai que je pense que lire c'est aussi (un peu) écrire...

    Et donc, comment ne pas dire et redire ici le bonheur d'une écriture inouïe. Avec ses champs sémantiques toujours étonnants (bureau du consul/stratèges/batailles sur papier jauni // terrils de boutons...), sa musique, ses rythmes, ses constructions en rupture...

    Des "terrils de boutons" : qui eût osé ce rapprochement ? et quelle émotion incroyable que cette image... pourquoi terrils ? parce qu'accumulation de "stériles" ? de choses qui ne sont plus utilisées (sinon de belle façon) ? ou parce que de ces boutons naissent les incendies des histoires qui mettent le feu au coeur...

    Et cette rupture à la fin, introduite par le passé composé ("j'ai puisé la force et l'envie"), pour nous dire la source...
    et le temps peut alors s'étirer jusqu'aux tartines, il a fait oeuvre, il a fécondé...

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    1. Quand on lit votre commentaire ( et tous les autres ) on se dit que vous savez non seulement lire mais aussi écrire..:)
      Je n' ai pas de réponse à vos " pourquoi ", j' écris de manière plus animale qu' intellectuelle, vous savez.
      Et je n' ai jamais eu l' impression d' être " encombrée " par votre présence, bien au contraire.. :)

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  6. Je suis là dans cette pièce à ouvrir la boîte à boutons et à retrouver ces richesses. Ici, ce sont des boutons doués de parole et de mémoire. C'est merveilleux.

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  7. Merci pour tous vos commentaires, et bienvenue :)

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