dimanche 1 avril 2012

Bergère ( 3 )

Il arrivait à heure fixe, flanqué de son épouse, petite femme exquise et douce comme un berlingot, qui discrète, choisissait le minuscule fauteuil de bois noir pour y loger son corps de souris. Lui se laissait tomber dans la bergère, en poussant un soupir, et l' on ne voyait plus dépasser, de son grand corps de phasme, que la pointe aiguisée des genoux et des coudes, que recouvrait une peau presque bleue à force de frotter sur le granit de son interminable ossature...
Il joignait ses doigts noueux autour de sa bouche, comme celui qui voudrait confier un secret, puis, après un long temps de silence, rides au front, lançait des mots comme on le fait des balles. Et de ces passes de jongleur, sortaient le meilleur comme le pire, plutôt le pire ai-je souvent pensé du haut de mes six pommes, tandis que j' empilais mes cubes comme lui des concepts abstraits.
Le chat, qui se savait détesté de lui et le lui rendait bien, prenait un malin plaisir à sauter brusquement sur ce qui avait dû autrefois, dessiner la rondeur d' une cuisse, non par envie de s' y lover mais pour lui signifier que la bergère était son bien propre et qu' on ne pouvait y poser impunément une fesse, aussi étroite fut-elle. Lui, que ces contingences félines n' effleuraient même pas, repoussait vivement l' animal dans un cri, comme on envoie promener un insecte au ciel.
Moi, qui rentrais de mes bouts du monde, genoux griffés, la tignasse en désordre, moi qui l' écoutais sans comprendre, pressentais que c' était ailleurs, dans la douceur des mousses, le rugueux des écorces, le lissé d' un caillou, dans l' odeur de la pluie, le tourment des nuages, un sourire barbouillé de terre, que se nichait la vie, dont il ne savait rien que l' apparence, car les mots seuls nous laissent toujours au bord...
Suçotant mon crayon, dessinant des bateaux, j' attendais que sa femme, qui l' appelait mon doux, par un toussotement imperceptible, donne le signal de départ. Nous reprendrons demain, disait-il en se dépliant, revissant sur les cheveux d' un blanc de flocon, la casquette qu' il n' avait pas quittée.
Le dos voûté, ils traversaient le jardin comme deux ombres fragiles.
Alors, d' un même élan le chat et moi sautions sur la bergère et j' enroulais mon corps autour du rond parfait que formait le sien, comme une écharpe d' enfance, à mon cou, qui n' en finirait pas...

14 commentaires:

  1. Une sévérité certaine avec ce grand-père trop conceptuel :)
    « (…) la vie, dont il ne savait rien que l'apparence, car les mots seuls nous laissent toujours au bord... »

    Un texte magnifique comme toujours, dont chaque phrase (ou presque) nous met à genoux :)

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    1. " ou presque " .. aïe !
      va falloir que je m' y recolle alors.. :)

      un petit coussin pour vos genoux, en attendant.. ? :))

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    2. De fait, je viens de relire, phrase après phrase, et TOUTES me mettent à genoux ! (merci pour le coussin :)

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    3. Ah ! J' aime mieux ça ! :))
      Je vous offre un verre alors, maintenant que vous êtes bien installée ? :)

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  2. Et bien sûr, une immense tendresse de celle qui écrit parce que les « six pommes » n'en finissent pas de serrer « l'écharpe d'enfance » :)

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    1. Celle là, je n' en finirai jamais de l' entortiller autour de mon grand cou ...
      Merci Michèle :)

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  3. On croit les voir devant nous, les deux vieillards, elle petite souris et lui long et anguleux, avec ses mots qui les laissaient tous deux au bord du monde, ce monde qu’ils avaient presque déjà quitté. Seule l’enfant en connaissait les secrets et les joies, par intuition, attendant, comme le chat, que la bergère se libérât pour aller s’y lover.
    Finalement cette bergère sur laquelle tout le monde s’assied est un beau procédé littéraire. Elle confère au récit une unité de lieu tout en permettant autant de descriptions savoureuses qu’il y a de personnages.
    Ce texte-ci me rappelle tous les « vieillards »que j’ai pu observer autrefois « du haut de mes six pommes ».
    Je note que l’enfant que vous étiez dessinait des bateaux, porte ouverte sur le rêve et les voyages, et donc vous nous restituez, aujourd’hui la saveur à travers vos poèmes.

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  4. Des bateaux et des villages aussi..
    Départ et retour. Voyage et stabilité. Ailleurs et ici. L' idée de la caravane, quoi..! :)

    Je crois n' en avoir pas tout à fait fini avec cette bergère et les fesses qu' elle reçut...
    Elle est aujourd' hui chez moi, propriété exclusive de mes chats. Rien ne change on dirait.. :)

    Merci Feuilly :)

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    1. Parlez-nous aussi des chats. Baudelaire l'a bien fait, pourquoi pas vous ? (sourire)

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  5. " Baudelaire l' a bien fait, pourquoi pas vous ? "
    Ben voyons.. !!! ( grand, grand sourire :))

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  6. "...et l' on ne voyait plus dépasser, de son grand corps de phasme, que la pointe aiguisée des genoux et des coudes, que recouvrait une peau presque bleue à force de frotter sur le granit de son interminable ossature..."

    On en a un dans le coin de ce genre-là. Il regarde le monde de très haut mais ce n'est pas pour ça qu'il a un avis sur ce qui se passe en bas. Quand il a dit trois mots dans le mois c'est qu'il a été bavard.
    :)

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  7. En voilà un avec qui je m' entendrais à merveille ! :))

    Contente de vous voir par ici, Jean.. :)

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  8. Le mystère de l'homme aux genoux cagneux et de sa petite souris...

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  9. Le phasme et la souris.. quant au fauteuil qu' elle choisissait, elle, c' était un fauteuil crapaud... Chronique animalière en somme... :)

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