lundi 21 octobre 2013

Village. Portrait 2


Bien sûr le dimanche, il y avait les seins d' Edwige, sa voix de chatte et ses cils de jeune faon...

Assise d' une demie fesse sur le haut tabouret, elle travaillait ses poses en trônant comme une reine dans l' espace lilliputien qui servait de boutique.

Au beau milieu de la grand messe, et pendant que les femmes priaient pour le salut de leur âme, les époux quittaient le nid crasseux pour courir à la boutique. Là, triturant leur casquette, le regard dans la sciure ou les chevilles d' Edwige, quémandaient d' une voix blanche un bout de lard, du savon, ou des oignons grelots.
Et madame R., propriétaire des lieux, aussi sèche que sa fille était suave, s' adoucissait à mesure que s' ouvrait le tiroir caisse.

Si le rouge des lettres Café Epicerie s' écaillait avec le temps, si l' enseigne du tabac menaçait de tomber à chaque coup de vent, l' intérieur était tenu de main de maître. Dans un ordre aussi savant que mystérieux, se côtoyaient bonbons, journaux, glaces et conserves, fruits frais, fromages, dentifrice, nuisettes, espadrilles, clous, colle, vins et spiritueux, papier à lettre, lessive, coton à repriser, aiguilles et crochets...
Côté zinc, quelques piliers de comptoir noyaient dans l' anisette  les souvenirs épais d' une vie sans exploit. Monsieur R., qui connaissait la chanson par coeur, les plantait là et surgissait dans la boutique, précédé de son rire de cailloux. Le tablier noué sous un ventre généreux, il enchainait les bons mots elle veut des pêches, alors, dépêchons nous.. sous l' œil furibard de sa femme, pour qui la vie ne serait jamais une partie de plaisir. Ah, c' te fatigue ! rugissait-elle en levant les yeux au ciel tandis qu' il quittait la scène, hilare, en l' appelant maman.

Mais, pour dire vrai, rien, ni la bonne humeur du patron, ni les grimaces de sa femme, ni les odeurs d' ail frit qui s' échappaient de la cuisine, ni la rousseur éclatante d' un fils mal dégrossi, tout juste bon à porter les caisses de bière et qu' on chassait de la main, comme on le fait avec les mouches, rien, pas même, le souvenir des cuisses d' Edwige sur le tabouret de bois blanc, ne pouvait rivaliser avec la pièce maîtresse du lieu, orgueil et gloire de ses propriétaires: la machine à jambon !
Montée sur un piédestal, toute habillée de rouge, les chromes éblouissants, elle occupait crânement le centre de l' espace.
Ah! Les jours avec jambon, c' était la fête pour tout le monde !
Madame R., avec une rigueur de vicaire, plaçait le morceau de viande entre les minuscules encoches, et, prenant une lente respiration, faisait tourner la manivelle, quittant chaque fois le sol à mesure que les tranches tombaient sur le papier dans un fracas d' éboulement.

On payait le prix fort en étouffant un rire.

On mangerait du jambon jusqu' au jour du seigneur...



20 commentaires:

  1. Ce jambon est un affront aux cuisses d'Edwige, Agnès !
    Petit récit plein de truculence, de légèreté et d'humour : une Eucharistie bonhomme sur l'autel d'une épicerie, la petite liturgie charcutière d'une abbesse officiant la transsubstantiation. Ce Jambon est l'Âme consacrée du Village.
    Même si je vois mal Edwige en sacristaine-équarrisseuse...Tiens, au fait,où est-elle, cette fille, lors de la communion, mmmhhh?

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  2. Derrière l' église, pardi ! :)))

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  3. En Terre Bénite, donc...L'idéal pour l'Assomption -)

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  4. Vous faîtes une belle paire de chafouins tous les deux !
    J' en mangerais bien de ce jambon cru de pays, car c' est de celui-là qu' il s' agit j' espère ! :)
    C' est marrant en lisant cette épicerie-là, je pensais au Café-épicerie de " La Place" d' Annie Ernaux :)

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    1. Mais je n' ai pas le souvenir qu' elle y décrivait précisément la boutique, les gens.. J' ai oublié peut-être.
      Chacun a dans sa mémoire un " Bar Tabac Alimentation " , aujourd' hui mangé par les grandes surfaces, où on allait comme on va au théâtre. Et sans jour de relâche..

      Ps: plus chatte que fouine en ce qui me concerne, j' espère.. :))

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  5. Annie Ernaux n'y décrivait pas les gens ni la boutique vous avez raison. C'est juste un sentiment similaire d'être plongé lecteur dans le lieu, que j'évoque ici.
    C'est-à-dire que c'est d'une puissance d'écriture que je parle, la vôtre poétique, pleine d'humour et de légèreté comme le dit Cléanthe, la sienne, blanche, clinique. Les deux percutantes.
    Et oui on a tous la mémoire d'un "Bar Tabac Alimentation", mais peu savent en écrire :) Reste le bonheur de les lire. La littérature double notre vie :)

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    1. Je ne connaissais pas Annie Ernaux. Quel ouvrage me conseilleriez-vous ?
      La littérature est la vie même, plus juste d'ailleurs que "la vie" car dépouillée de tout ce qui nous freine dans la perception des choses. Encore doit-elle être bonne... Comme ici, à l'anagramme...

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    2. Je disais que la littérature double notre vie parce qu'elle nous permet d'y réfléchir. Quand on vit, on ne fait pas réflexion sur les choses, on vit, point :)
      Mais Danièle Sallenave dit cela très bien dans "Le Don des morts"(Sur la littérature), Gallimard, 1991.

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    3. Si vivre, c'est ne pas faire retour sur les choses,
      Alors, faut-il donc ne pas vivre pour réfléchir sur celles-ci ?

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    4. En écrivant ce que j'écrivais, je me disais que c'était drôle de penser que vivre ce n'est pas réfléchir et que lire ce n'est pas vivre :)))

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    5. Et il n'est pas nécessaire de lire pour réfléchir et de vivre pour ne pas vivre ;))

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  6. Je laisse Michèle, ou qui veut, vous conseiller... Personnellement, je n' ai lu que " La place " que j' avais trouvé assez glacial et lisse.. pas la vie même, justement.. :)

    Merci Cléanthe

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  7. "La Place", récit pour lequel Annie Ernaux a eu le prix Renaudot en 1984, est le livre "du père". Elle y parle de son père qui était ouvrier. Elle, Annie Ernaux, était prof de lettres et elle a toujours eu le sentiment d'avoir "trahi" sa classe d'origine.

    On pourrait dire que le regard que porte Annie Ernaux sur la vie, a son pendant en sociologie avec Pierre Bourdieu (Les Héritiers, La Reproduction, La Misère du monde, Le Sens pratique, La Distinction, etc.)

    Voici ce qu'écrit A. Ernaux à la p. 24 de "La Place" :

    Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de "passionnant", ou d' "émouvant". Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée.
    Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour dire les nouvelles essentielles.

    Ajouter qu'en exergue de ce récit, il y a une citation de Jean Genêt :
    "Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi."

    J'ai tout lu d'Annie Ernaux jusqu'à "L'occupation". Ses premiers romans (Les Armoires vides, Ce qu'ils disent ou rien, La Femme gelée) m'ont paru touffus, surchargés. Tout s'est décanté avec "La Place".
    Puis il y a eu "Une Femme" (1988), livre sur sa mère deux ans après la mort de celle-ci et puis presque dix ans après, un autre livre sur la mère "Je ne suis pas sortie de ma nuit" (1997) et ce titre c'était une phrase de sa mère dans une lettre qu'elle adressait à une amie...
    J'ai beaucoup aimé aussi "Journal du dehors" (1993) et "La vie extérieure" (2000), sortes de chroniques sur le dehors (dans la rue, au supermarché, dans le métro, etc) sur lequel Ernaux porte un œil d'entomologiste.
    "L'occupation" raconte l'année qu'elle a passée dans l'obsession de la nouvelle maîtresse de son amant. Car c'est de sa vie que parle Annie Ernaux. "Avec une écriture taillée au plus juste, attentive au choix des détails, donnant l'impression, par tout un travail d'élimination, de concision, de les laisser parler d'eux-mêmes. Et s'affirmant du coup comme fondamentalement littéraire." (JC Lebrun, critique littéraire)

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  8. Feuilly s'est intéressé à Ernaux :

    http://feuilly.hautetfort.com/archive/2008/09/19/une-femme-d-annie-ernaux.html

    http://feuilly.hautetfort.com/archive/2008/09/23/annie-ernaux-les-annees.html#more

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    1. Merci Michèle pour ces précisions ..
      Je suis sans doute passée à côté de l' essentiel mais j' y reviendrai

      Qui aurait pu penser que les cuisses d' Edwige nous mèneraient jusque là.. ? :))

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  9. Les cuisses d'Edwige mènent à tout Agnès :)

    Et on peut ne pas aimer la façon d'Ernaux. Son écriture blanche. Elle n'a pas que des admirateurs. A une époque certains avaient dit, elle a parlé de son père, elle a parlé de sa mère, maintenant elle va se taire. Ceux-là ne savaient sans doute pas qu'après l'écriture il y a encore de l'écriture...

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    1. Je vais donc lire "la Place". Je suis touché aussi par ce que vous dites, Michèle, au sujet de son origine sociale. Je viens également de la classe ouvrière, du prolétariat industriel, mais j'ai pu faire des études. On se sent effectivement exilé, dans la position de l'immigré, renié dans son pays d'origine et mal accepté par les autochtones. Oui, on a le sentiment d'avoir trahi (c'est pour cela d'ailleurs que pendant des années j'ai refusé toutes formes de "promotion sociale", allant même jusqu'à me caricaturer moi-même à choisissant l'usine comme la nécessité d'une identité sociale. Une espèce de working Class heroes de paccotile mal à son aise avec ses diplômes..Mais j'en suis sorti.

      Quant aux cuisses d'Edwige, elles ont tracé effectivement un petit chemin de rencontre. Encore fallait-il savoir le prendre -)
      Au fait, Agnès, cet Edwige, ne pourrait-elle pas être l'objet d'un petit portrait à elle toute seule ?

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  10. Touchante confidence..
    S' en sortir, c' est oser donner au mot " travail " un autre sens que celui qu' on nous rabâchait quand on était petit... Travailler, c' était engager ses mains, son corps entier, mouiller sa chemise, le reste n' était que divertissement...

    Un portrait d' Edwige ?!! Travelling avant, gros plan et tout et tout ???
    Excellente idée Cléanthe :)
    Pour la forme, pas de problème, pour le fond en revanche... :)))

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    1. Tous les espèces de travelling que vous voulez, Agnès, ...et tous les plans que vous désirez avec plongée ou contre-plongée. Amusez-vous bien !

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