dimanche 27 octobre 2013

Village. Portrait 3.

Ma grand-mère, je l' appelle la vieille. Pas méchamment.
Petite et fripée comme un raisin sec; et plus tordue que le bâton auquel elle s' accroche quand elle descend me voir.
Sa maison est l' une des dernières du village. Une longue bâtisse triste et noire. La mienne n' est pas plus gaie mais elle est tout en bas.
La vieille, je n' ai plus qu' elle et elle n' a plus que moi. Depuis que la grosse tête de ma mère a roulé sur la table; sa main tenant bien serré le verre d' eau de vie.  Et elle me regardait encore. Avec ses yeux d' aspic.
C'est à cause de ces yeux-là, de son mauvais sourire et de la bouillie d' orties qu' elle crache quand elle parle, que mon père s' est enfilé la crosse de son fusil dans la bouche. Le jour de mes dix ans. Juste après, j' ai enfoncé dans ma gorge à moi le goulot d' une bouteille de gnôle et j' ai tout bu sans m' arrêter.
Ma mère, ça lui a fait ni chaud ni froid. Ni son bonhomme par terre, ni mon premier coma. Elle a appelé ma sœur pour qu' elle s' occupe des obsèques.
Ma sœur, on ne la voit plus. Elle vit loin d' ici. A la ville. C' est devenu quelqu' un comme dit la voisine. Avant de partir, elle avait fait venir l' instituteur à la ferme pour qu' il dise à ma mère que j' étais bon à l' école, que je méritais de faire des études. Et qui c' est qui retournera la terre ? elle a dit. Il est revenu une fois encore, avec un litre de bon vin rouge pour l' amadouer. Elle a gardé la bouteille mais elle a pas cédé.
J' aimais ça, moi, apprendre. L' été, après les moissons, je me planquais dans la grange avec le livre de géographie que le maître me laissait pour les vacances. Je le connaissais par cœur. Les mots et les images. Celles qui montraient le désert étaient mes préférées. On voyait des hommes, des bédouins comme ils disent, dans des grands habits noirs assis en rond autour d' un feu. Parce qu' il faut pas croire mais là-bas, c' est glacial la nuit...
Comme ici depuis que je n' allume plus le poêle. Depuis que j' ai mangé le cochon, vendu la vache, cédé les champs. Depuis que les poules sont mortes de vieillesse et que le potager reste en friche. Que je bois mes économies...
L' alcool, je connais ça depuis les langes. A cinq ans, ma mère en versait dans mon lait de quatre heures pour que je retrouve le goût du sein maternel. La vieille, elle crache pas dessus non plus mais toute brindille qu' elle est, elle est plus solide que le marronnier de la cour. Je vous enterrerai tous, qu' elle dit en repoussant de la langue la seule dent qui lui reste. Quand je reviens de chez elle, la route n' est pas assez grande pour moi. Si je croise des gens, je leur crie tout guilleret c' est l' beau temps.. et ils me sourient sous leur parapluie.
Les gens d' ici m' aiment bien. Pas comme leurs saletés de gosses. La nuit, ils viennent en bande derrière mes fenêtres et ils rigolent parce que j' ai peur. C' est pas ma faute à moi si j' ai peur pour de vrai, quand je vois toutes ces bêtes sur les murs, au plafond. Des rats immondes et qui saignent des dents.
J' ai tué le chat l' autre soir. A coup de fourche dans la grange. Au matin j' étais triste. Je ne me souvenais de rien. Des fois, je ne retrouve même plus le chemin de ma maison...
Mon ventre est gonflé comme un ballon, je suis tout maigre dessous. Le docteur m' a dit pour mon foie... Si rose, comme la couleur des filles.
Ou comme les fleurs.
Comme celles que la vieille jettera dans le trou, le jour de mon enterrement...

5 commentaires:

  1. Un portrait très dur, qui fait frémir. Des mots précis, employés à bon escient. Une belle maîtrise du style, Agnès !

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  2. Beau personnage, Agnès. D'une belle épaisseur. Qui nous met face à cette énigme de la vie. Pourquoi certains êtres sont-ils si lourdement atteints. D'où vient que confrontés au même désastre, certains relèvent la tête et avancent et d'autres sombrent.
    Je crois à la responsabilité individuelle mais je sais aussi que les conditions historico-politico-sociales sont premières.

    Ce personnage me touche beaucoup. Il est comme un frère, écrasé de malchance.
    Heureusement qu'il a la vieille. Toute fripée toute ridée mais bon pied bon œil. Elle a dû le houspiller souvent mais ça n'a pas suffi...

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  3. L'amour amer et la mère à mort.
    Une géographie du désert.

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  4. Sombre lignée
    où s'étayer s'appuyer
    Enfance bancale
    lourde et légère
    le père ne dansant
    plus au ventre
    de la mère

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  5. Merci à tous les 3 de prendre le temps et la peine de..

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