jeudi 26 juin 2014

Mémoires ascendantes ( 2 )


Je porte en moi pour toujours, cette terre chaude et limoneuse, l' enfance, comme un été sans caprice.
Longue demeure, sur les bords de l' Aubette, la minoterie de mes aïeux. Parquets Versailles, meubles cirés, tapis d' Orient. J' apprends à lire sur la petite commode marquetée dont chaque tiroir illustre une fable. Plus tard sur les livres recommandables qu' une jeune fille de mon rang doit connaître.
Ma sœur est déjà promise au fils d' un notable de la ville.
Mon frère traverse la vie en éternel indien.

J' ai hérité de ma mère, non la grâce naturelle, la gorge pleine et la taille fine, dont raffolent tant les peintres, mais cette volonté farouche et ce désir d' horizon.
User mes yeux de myope sur les rebords du monde, déchirer les brumes ouatées d' une existence écrite avant d' être vécue.
Mon père dit que nous n' avons nul besoin d' aller chercher le bonheur plus loin.

Je passerai ma vie à le poursuivre ailleurs.

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Le Trégor. Quelques masures de granit et sol en terre battue. Des femmes seulement. Les hommes sont en mer. Certaines sont folles à force de déchirures.
Mon père est marin au long cours. Je n' ai ni frère ni sœur. Ma mère est ma seule ancre et j' ai peur pour sa vie.
A l' école, je ne me mélange pas aux autres filles. Je ne parle pas français et elles rient méchamment en montrant mes sabots. Je garde la tête haute, non par bravade - j' ai peur de tout- mais grand-mère se fâcherait si j' abimais les pans amidonnés de ma Toukenn.

Demain, j' oublierai ma langue, je le jure, pour qu' on soit fière de moi.

Ma maison est au bout du monde; le chemin creux me terrifie. Parfois, à mi-course, surgit la pleureuse du hameau qui n' a qu' une dent et sent l' oignon mêlé de beurre rance.
" Ton père est là.. "
Il se lave à grande eau dans le baquet de la cour. Je n' aime pas le voir nu. Encore moins  l' embrasser. Son visage large et sa moustache d' épines me font horreur. Comme les bruits de la nuit, ses empressements d' homme, moi chassée du lit clos, de l' odeur de ma mère...
Il parle de ses voyages et de paysages inconnus. De femmes aux ventres doux.
Nous l' écoutons sans mot dire. Reprenons vie à chaque départ.

Je suis d' une terre nourrie de larmes, pétrie de mains noueuses à force de se tordre.
Une terre qui ne porte pas ses morts que la mer lui ravit.
Une terre grise, d' ardoise, de landes et de calvaires, de chants perdus aux vents marins.

J' apprendrai à rire plus tard, à ouvrir mon visage, dans la ruche bruissante et joyeuse d' une cour de ferme, au fin fond du Poitou, le matin de mes noces...


8 commentaires:

  1. Destins confrontés, destins croisés, la mer, l'âpreté, la solitude, l'homme dur,"nous reprenons vie à chaque départ" sur une terre dure, rire alors par le mariage, ou plutôt par la nuit de noce..
    Puis alors la petite bourgeoise, la petite industrie de province, la morale et la vente des femmes par le mariage sanctifié (le mariage comme prostitution légale, c'est chez Balzac...), la vie à l'avance tracée, la répétition et la reproduction... Puis alors le courage de fuir. Je me réjouis d'en connaître la suite, de ces vies presqu'oubliées que tu décris avec beaucoup délicatesse. Et cle face-à-face est une belle idée, je trouve...

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    1. Balzac, oui.. et pourtant, contre toute attente, ce mariage que j' évoque, (celui de la sœur), fut un mariage d' amour, un vrai, et jusqu' au bout.. :)

      Merci pour la délicatesse..

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  2. Euh ...l'Aubette, j'ai été voir, c'est bien la rivière de Seine-et-marne ?

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    1. Perdu :)
      L' Aubette de Magny ( c' est joli, hein.. ? )
      Vexin français

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  3. Cher Feuilly, je sens en vous comme une petite pointe d' autorité refoulée..
    Je me trompe ? :))

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  4. Une autorité bien refoulée, alors ! :)) Voyez plutôt dans mes propos l'impatience d'un lecteur fidèle. Mais dans vos histoires de l'ancien temps vous parvenez à introduire la mer, via la Bretagne et la vie dure des pauvres gens qui y vivent. La solution serait donc de partir ailleurs, ici pour un mariage dans le Poitou ? Mais le Poitou, c'est aussi le marais poitevin et je rappelle que beaucoup de mariages finissent dans de tels marécages.

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  5. Les mariages qui croupissent dans les marécages que vous évoquez naissent pourtant dans les sables émouvants.. :)

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  6. Belle réplique ! Où on retrouve la mer avec les sables "émouvants" du Mont St Michel :))

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