mercredi 6 août 2014

Mémoires ascendantes ( 4 )

Elle est entrée comme un chat en serrant tout contre elle un paquet entouré d' un linge rêche. La robe mal boutonnée laissait deviner les larges aréoles de ses seins alourdis. Elle a posé le paquet, devant toi, sans dire un mot ou peut-être s' il vous plait. L' ombre gagnait le bureau. Bientôt, on n' y verrait plus.

En quelques heures, la ville entière s' est saignée de ses habitants. Tous enfuis comme des rats. Tes enfants préparés à la hâte. Toi, comme toujours la tête haute et les mots rassurants. Au fond, la déchirure. Les larmes de ta fille sur les vitres de la Panhard. La petite main qui s' agite. Et ton envie de courir derrière. Mais le devoir... Il y a ces enfants, pas les tiens, dont tu as la charge. Des gosses de riches, de paysans cupides et gras. De pauvres filles en vérité, oubliées derrière les grilles du pensionnat...
Les rues désertes résonnent déjà du pas des ennemis qui approchent. Derrière les volets clos ne restent que quelques vieux qui ne veulent pas mourir ailleurs que dans leurs draps. Toi et ta poignée de filles. Et puis cette femme inconnue qui vient de poser un paquet sur la table, en te fixant de son regard de folle.
Tu as défait le tissu et la petite chose encore molle a roulé sur le bureau. Visage grimaçant d' un nourrisson qui cherche à sucer l' air plus encore que le sein. Tu as levé les yeux sur la femme et pour elle les larmes sont venues. Dans ton ventre dansait encore le souvenir de ta petite Lise, morte au troisième automne. Et cet enfant, avant elle, dont jamais tu n' entendis le cri.
Même poings fermés, même petites jambes torves. Même douleur.
Tu as roulé la couverture sur le corps minuscule comme on le fait pour les oiseaux blessés. Tu l' as pris dans tes bras et la femme t' a suivie. Une boite en carton. Quelques prières crachotées. Un jardin pour cimetière.
Et dans l' ombre du soir, vos silhouettes titubantes, recouvrant de terre noire le petit corps de
l' ange...


                                                                              *


La Der des Der, j' avais onze ans. Pourquoi faut-il que ça recommence?
Nous avons quitté Neuilly il y a un mois tout juste. Les livres des enfants, quelques photos, mes robes et les chapeaux que je fabrique moi-même, empilés dans des malles à l' arrière de la voiture.
Ici, dans cette cour de ferme, on ne parle pas de la guerre pareil.
Mon beau-père me fait peur, la bouche scellée sur ses secrets d' enfance. Son épouse est une sainte, plus douce que ne le fut jamais ma mère et leurs filles sont mes sœurs. Le soir après dîner nous sortons prendre le frais à l' ombre de la grange. J'oublie peu à peu les alertes nocturnes, qui nous faisaient nous serrer dans les caves, et les tickets de rationnement.
J' ai cousu, dans un tissu léger, une robe tablier d' un assez bel effet et j' ai remplacé les chapeaux par des bandeaux fleuris dans mes cheveux. Je hais le noir et les jupes lourdes des femmes du coin. La ville me manque et ses satins..
Je ne pourrai plus cacher longtemps mon ventre qui s' arrondit, mes seins qui s' épanouissent comme des soleils d' avril. J' ai passé quarante ans. Un âge indécent pour afficher qu' on se frotte encore dans le silence des chambres. Pour la troisième fois, je vais donner la vie.
Ce sera un garçon, je le sens à sa façon de bouger tout en bas.

Midi, le soleil cognait dur. J' ai voulu porter seule cet énorme seillon. " Dans ton état ..", a dit ma belle-mère. C' est juste après que j' ai senti mon ventre se fendre, le sang couler à l' intérieur de mes cuisses. On m' a couchée dans le grand lit. Les hommes étaient encore aux champs. Les femmes en noir ont fait ce qu' elles ont pu.
Il est né mort. Pas plus héros que chair à canon.

5 commentaires:

  1. Bonjour Agnès,

    Je ne suis pas sûre de tout comprendre de l'énonciation, qui parle et quand, mais je suis fascinée par votre écriture, par la beauté de ces Mémoires ascendantes. Par la beauté de tous vos textes. Tous. C'est quelque chose de vous lire...

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  2. "J' ai passé quarante ans. Un âge indécent pour afficher qu' on se frotte encore dans le silence des chambres. Pour la troisième fois, je vais donner la vie."

    Chacune de vos phrases est un joyau :)

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  3. Je sais bien que c' est pas nécessaire de toujours tout comprendre, mais quand même, faut me dire si ça devient vraiment trop abscons ( j' adore ce mot :))

    Vous lire aussi, c' est quelque chose.. :)
    Merci Michèle

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  4. Je suis bien entendu d'accord avec tout ce que Michèle vient de dire. A une différence près : je trouve que ces deux dernières tragédies "minuscules", ces deux tragédies muettes recouvertes de cette terre noire qui absorbe les cris et le sang, sont vraiment très très bien écrites.
    Un travail d'écrivaine.
    Mais ça on le sait déjà.

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  5. " Un travail d' écrivaine.."

    Je garde le mot travail.. :)

    Merci pour les encouragements

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