dimanche 7 septembre 2014

Mémoires ascendantes ( 6 )


Janvier 1924

Je vous écris de la cour qui borde notre maison blanche. J' ai placé la table sous l' amandier en fleurs; pour lire, un vieux fauteuil de rotin près des mimosas. Où que j' aille, décidément, il me faut un jardin.
Nous avons quitté Casablanca et ses tumultes pour la paisible ville de Salé. Ici, on me félicite pour mon arabe que je parle sans accent, parait-il. Bien peu de nos compatriotes se sont donné la peine d' apprendre cette langue superbe, au chant rauque et profond.
Mon travail au lycée français me plait énormément. J' y ai rencontré un couple, en réalité une demoiselle et sa sœur, avec qui je me suis liée d' amitié. Grâce à elles et leur inénarrable voiture nous visitons la région dès que nous le pouvons. Rabat, Fez sont des merveilles mais j' aime par dessus tout me perdre dans les villages où l' on vit de rien, une chèvre, un carré de terre dure, Allah et quelques oliviers... Partout nous sommes accueillis avec une gentillesse et une simplicité que je n' ai connues nulle part ailleurs. Nous partageons un thé, assis à même le sol en échangeant quelques mots, des sourires édentés...
Pierre a trouvé du travail dans une fabrique de tapis. Son adresse et son savoir-faire font l' admiration de tous. J' aimerais tant que vous puissiez voir les somptueux tissages qu' il réalise et se vendent à prix d' or. J' aimerais tant que vous soyez fiers de lui...
J' ai reçu hier une lettre de mon frère Christian. Tout fou, comme d' habitude. L' air du Brésil ne semble pas calmer ses emportements...
Pauvres parents aux enfants voyageurs du bout du monde ! Que de soucis nous vous créons...
Heureusement que notre bonne Gisèle est plus sage.
Embrassez-là tendrement pour moi.

Tous ces mots pour une simple apostille: j' attends un enfant.
Pierre n' en dort plus tant il est fou de joie...

Août 1924

Notre enfant est né mort.
Pierre dit qu' il m' en fera mille autres, alors, pour un instant, je souris dans mes larmes.

Mai 1925

Je sors à l' instant du dispensaire. Ma pauvre sœur, tu serais effarée par les médecins d' ici qui n' ont rien de la bonhommie du cher docteur qui nous fit naître tous les trois. Je crois qu' ils enterrent davantage de malades qu' ils ne peuvent en soigner, des enfants à la pelle et des jeunes filles en couche. Je préfère oublier l' œil sec, les doigts glacés et le haussement d' épaules de celui qui m' a auscultée aujourd' hui. Tout va bien.. pour l' instant... fut la seule phrase que j' ai pu lui tirer !
Pierre est inquiet, je le sens, malgré tous ses efforts pour ne pas m' alerter. Comment lui faire comprendre ? Je sens la petite chose bouger dans mes entrailles et je sais qu' elle vivra...

Juin 1927

J' espère, maman, que ton voyage de retour ne fut pas trop éreintant et que l' ombre de ta tonnelle finira d' en guérir tous les maux..
Lise et moi sommes restées sur le quai à fixer le bateau jusqu' au tomber du soir. Elle agitait son petit mouchoir blanc avec la patience d' un oiseleur qui dresserait des colombes. Tu as vu comme elle fait tout ainsi, avec sérieux et cette grâce qui n' appartient qu' à elle.
Je sais ce que vous avez pu, par le passé, dire et médire, papa et toi, à propos des enfants de vieux. Si j' en crois vos propos, il tiendrait du miracle qu' une semence aussi fanée ait pu engendrer le soleil.

Août 1927

Gisèle, j' ai été si heureuse de ces moments partagés dans ce pays de vent et de lumière, loin de chez toi, qui reste aussi ma terre, car on ne quitte jamais celle de l' enfance.
Je suppose que tu auras trouvé Pierre bien changé. Son rire surtout. Rappelle-toi, comme il te faisait  peur. Tous les chagrins, toutes les rancoeurs et sa colère y roulaient comme une roche dans un gave en furie... Les yeux de Lise, ce regard si tranquille qu' elle pose sur toutes choses et sa bouche dont elle use pour manger le monde, ont eu raison de cette boue noire.
Tandis que je t' écris et qu' il lui sculpte un petit chat de bois, j' entends leurs deux rires clairs se mêler à la nuit.

Février 1928

Le diagnostic est sans appel. Leucémie.
Nous rentrons à Paris.
Prie pour elle, maman. Dieu n' a pas le cœur à faucher ainsi l' innocence...

Septembre 1928

Lise est morte.
Dans mes bras et les yeux grands ouverts.


                                                                                *

Ma chère cousine,
Tu es la première à qui j' annonce  la nouvelle: je vais être maman !
Que de chemin parcouru depuis ces jours de crachin, t' en souviens-tu, où nous nous enfermions dans le lit clos, moi te pressant de questions, toi y répondant d' un chuchotis d' abord et de croquis ensuite, des sexes d' hommes et puis de femmes, le mystère de nos entre-jambes...
Jamais nos mères n' abordaient le sujet, la bouche serrée, le regard grave devant nos yeux interrogateurs chaque fois qu' il poussait un gros ventre à celles dont les époux prenaient la mer et revenaient papas.
Et ce jour de novembre où rentrant de l' école, j' avais senti contre mes cuisses la moiteur épaisse du premier sang, et toi, riant de mon inexpérience - tu es de deux ans mon ainée - calmant ma détresse à coup de paroles douces et de bonbons au miel...
Tu avais raison, pourvu qu' on ne tombe sur une brute, ces choses-là se font le plus naturellement du monde et s' il me vient une fille, je lui donnerai ton nom.

C' en est fini de ma carrière de mannequin, je m' arrondis de jour en jour... Mais je ne suis pas de ces femmes qui s' enlaidissent parce qu' elles vont être mères. Je ne sors jamais sans mon bibi, même pour aller chercher le pain ! Le soir, je tricote en écoutant Emile me raconter sa journée. Une couverture, un manteau à capuche, de minuscules chaussons fermés par un ruban, composent déjà le trousseau.
Comme tu me manques en ces instants !
Viens me voir à Noël. Je serai près du terme. Il n' y aura que ton rire pour apaiser ma peur.





12 commentaires:

  1. C'est superbe Agnès, tout simplement superbe.

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  2. Merci Feuilly.
    Tout simplement, merci..
    :)

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  3. Malheureusement Dieu est sans coeur et fauche tout ce qui passe.Et tous ces ventres qui poussent à qui mieux mieux dans un désert où la mort est omniprésente. Mais c'est la terre des hommes et des femmes, la seule que nous connaissons et que tu décris fort bien (l'exercice des échanges n'est pas si facile que ça, au lecteur à faire les ponts et puis entre juin 1927 et février 1928, entre les enfants de vieux et la leucémie...

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  4. Un petit problème avec les chiffres on dirait ? :)
    1928 - 1927 = 1
    sachant que ce 1 a valeur de 8 ( en mois ), cela donne (8x4)+( 8x3 ) + ? ( 1928 était- elle une année bi sextile, ça c' est l' inconnue.. ) ce qui fait donc... pas mal de probabilités de grains et de soleil, de naissances, de morts, de baisers, de rencontres, de maladies, de rires et de larmes..
    Bon et pis, faut bien que le lecteur bosse aussi, je vois pas pourquoi y a que moi qui devrais m' y coller.. :))

    ps: j' aime bien l' image des ventres qui poussent sur un désert de petites croix blanches..
    pps: heureuse de te lire ici.. :)

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  5. (8x4)+( 8x3 ) ? C'est moi qui ne comprends plus rien à ces subtilités mathématiques, où vous semblez exceller :))
    Huit mois se sont écoulés entre le moment où la petite Lise agitait son mouchoir lors du départ de sa grand-mère et le moment où le diagnostic de leucémie a été prononcé. C'est tout. Que viennent faire ici ces 4 et ces 3 ? J'y perds mon latin.

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  6. Exact, Feuilly !
    Il fallait lire ( 4 x 31 ) + (3 x 30 ) + X
    ( c' était juste pour voir si quelqu' un suivait.. :))

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  7. J'ignorais votre capacité à transformer un récit bouleversant en équations mathématiques. Vous m'étonnez de plus en plus !

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  8. Un peu ratée, l' équation..
    D' ailleurs, je crois que je vais arrêter là ma brillante carrière de mat(h)euse .. :))

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    1. Je pense également, j'avais compris comme Feuilly. Voilà le mystère bissextile dévoilé.

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  9. " Le mystère bissextile " .. joli titre pour un polar :)

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  10. J'ai rien compris à vos mâts et mâtiques mais c'est le texte qui compte. Et un texte pareil ça compte drôlement :)

    Me tarde que vous publiiez. Peut-être alors, quand j'aurai tout sous les yeux, comprendrai-je combien d'années bi sexe style entre le texte du haut et son pendant en italique...

    Il se passait tout ça ici et on ne me disait rien !

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  11. Mes mâts et mâtiques sont de misaine et mes mots de cocagne.. Courage Michèle, vous décrocherez bientôt le pompon.. :))

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