mercredi 14 octobre 2015

Le portrait


Un rai de soleil paille entre par la fenêtre ouverte et les pivoines en feu éclaboussent le salon. Loin l' atelier et sa lumière du nord. Il ferme un peu les yeux.
Il a posé la toile, enroulée sur elle-même, contre le mur, côté jardin. Sur le bras du fauteuil son chapeau et ses gants.
" Je vais prévenir madame.. "
Madame.
Il est des mots plus tranchants qu' un fleuret.
                                                 
                                                                    *

Lui revient le sourire doux de l' homme à fine moustache s' étrillant devant la porte de son atelier.
" La poussière des fiacres... " avait-il dit piteusement en montrant ses bottines.
Puis le regard perdu sur les toiles inachevées et les visages de brume:
" Je voudrais un portrait de celle qui va devenir ma femme. "

Une voilette qu' on relève sur des lèvres comme un fruit ." Je m' appelle Louise "
Assise, elle lui faisait face, les yeux baissés, la nuque gracile.
L' envie de peindre, revenue, impérieuse comme un cheval fou.
D' un trait elle avait effacé les heures lentes à croquer des modèles sans vie, des chairs sans parfum, des yeux sans éclat. D' un seul geste, une posture, des boucles de cheveu, il avait retrouvé la brûlure sous la peau de ses doigts.
Et la lumière l' envie de jouer sur le velours des gorges.

Sa renommée s' étendait des rives du Thérain jusqu' aux portes d' Evreux. Il était ce peintre à la mode. Celui dont on vantait le savoir faire d' académicien et la sensibilité d' homme. Il était gras, riche et repu de gloire inepte.
Pourtant en cet instant, et tandis qu' il percevait de sous le paravent le frou-frou des jupons à terre, il se sentait plus maigre qu' un jeune peintre à son premier portrait.
Il s' agissait de faire chanter ce visage d' ange.
Et sortir de la nuit un corps fait pour l' amour.

Il l' aurait voulue nue. De ses poignets d' enfant jusqu' au mont du pubis. De ses bras ronds et blancs au pommeau du genou.
Ses seins veinés de bleu.
Il l' aurait voulue nue; elle avait revêtu sa robe de fiançailles.
Une robe couleur d' ivoire corsetée à la taille. Une robe de hanches pleines, de mamelons à l' affût. Faussement sage, elle le savait. Et rien de prude malgré le corps bridé, dans la façon de se tenir dans le clair-obscur du fond de l' atelier.
Debout. Elle avait décidé debout. Les doigts joints dans une prière indolente, les yeux rêveurs plongés dans ceux qui, courant de la toile à la peau, livraient bataille.
Contre le blanc du lin, le premier vrai combat.

Des heures ainsi dévisagée. Des après-midis entières à tenir la pose. Dessinée par ses mains, caressée par ses yeux. Ecoutant le pinceau s' égarer sur la joue, s' attarder sur les hanches. Délaçant chaque jour un peu plus le corset, libérant la chair des entraves.
Elle s' étirait à la pause dans des langueurs de chatte.
Et lui, lui dont l' image de Louise hantait les nuits, peuplait les jours, lui qui tenait ce corps entre les bras de sa palette, qui en connaissait chaque ombre et chaque rondeur, lui qui savait combien de roses il fallait pour ces lèvres, de bruns mêlés d' or pour la douceur des yeux, il lui semblait qu' il peignait une femme pour la première fois.
                                                               
                                                                    *

Un rai de soleil paille entre par la fenêtre ouverte. Il entend sa voix remonter l' allée du jardin. L' homme à fine moustache salue le peintre d' une chaleur non feinte, piaffant devant la toile roulée en parchemin. Elle entre comme le vent, les bras chargés de fleurs nouvelles. Sa taille s' est arrondie. Son regard s' est fait dur.
Il déroule le portrait comme un tapis persan.

" Seigneur, ce n' est pas moi ! " lâche t' elle en un feulement, portant les mains à ses joues, brûlantes comme un champ de neige.



27 commentaires:

  1. Non ce n'est pas elle, c'est une autre en elle, l'une resserrant le corset délacé de la seconde. Et puis ce n'est pas le peintre non plus, un autre peintre en lui, celui qui libère ce que le premier enferme. C'est pourquoi cet amour est un amour inconnaissable. L'un attend, l'autre pas.
    Le mari, lui, aux poussières de fiacre, vaque et compte ses troupeaux.

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  2. Le mari on s'en moque ! Ce qui compte, c'est la vision du peintre, qui a perçu ce qui ne se cachait qu'à demi : la robe faussement sage, l'attitude qui n'a rien de prude, les langueurs de chatte durant les pauses. Et le désir qu'il a de la voir nue pour la peindre telle.
    Joli texte, Agnès :))

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    2. Dis donc Feuilly, si j'ai envie de parler du mari, de son chat et de ses hobbies, de ses tics, de l'équipe de foot qu'il supporte, de ses semi-érections ou de son homosexualité refoulée, je le ferai ! Tu n'as pas le monopole "intellectuel" de ce qu'il y a ou non à dire. Non mais. Pour qui te prends-tu ? Merci de m'avoir expliqué ce qui compte vraiment dans ce texte, c'est gentil.

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  3. Parlez alors du mari, cher Cléanthe, moi je préfère rêver avec le peintre sur la nudité de la demoiselle :))

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    1. Non, je suis plus romantique et je préfère la courbe des hanches, symbole féminin par excellence (avec la poitrine, évidemment). Mais bon, on ne va pas rentrer dans un cours d'anatomie ici quand même !

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    2. et en quoi un cul majuscule ne serait pas romantique ?
      et quand on n' a ni hanche ni seins, on n' est pas une femme ?
      mais si, Feuilly.. un cours.. :))

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  4. :))))))

    fini de vous refaire le portrait, les garçons ? :))

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  5. Ben vous irez tous au coin avec un bonnet contre les frimas et vous copierez cent fois le texte "Le portrait" ci-dessus pour vous rendre compte que le réel n'est pas du tout ce que l'on croit; que ce que l'on voit n'est pas nécessairement vrai... et que c'est un très beau texte.

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    1. Oui sieur... mais ce que vous dites, sieur, n'est pas nécessairement vrai non plus et ce que vous écrivez n'est sûrement pas ce que vous écrivez et que si vous aviez écrit autre chose, cet autre chose ne serait pas non plus ce que vous auriez écrit vraiment même en espérant de tout coeur avoir écrit ce que vous n'avez en fait pas écrit... Je vais dans quel coin, sieur ? -)))

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    2. Si je peux me permettre de mon p'tit coin, pardon Agnès, des Cléanthe, y en a suffisamment pour en mettre un dans chaque coin de n'importe quel polygone....

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    3. Toute excusée, chère X..
      Et merci pour cette rassurante pensée :)

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    4. Tiens, "X" est une femme ? Je ne sais pas pourquoi, j'avais imaginé que c'était un homme. Mais vous êtes logique Agnès : chromosomes XX pour les filles et XY pour les garçons. J'admire au passage votre esprit scientifique rigoureux :))

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    6. Pour les coins, il y a tout un travail à faire. Prenons un exemple puisé dans l'univers fabuleux des Polygones (réguliers, les autres feront l'objet d'une autre conférence magistrale. Comme chacun sait, Agnès la première, un polygone à n côtés possède ainsi {n(n-3)/ 2 diagonales. Prenons donc un polygone bien éduqué à 12 côtés (un dodécagone pour les intimes), il y a aura donc : 12.(12-3) /2 = 12.9 /2 =108 / 2 = 54 diagonales, c'est à dire 108 coins. On notera par ailleurs que ce chiffre de 108, on l'avait déjà avant la division par deux. Donc la recherche des coins pour les polygones réguliers doit omettre le partage par deux. Il est étrange que les mathématiciens traditionnels aient poussé leur réflexion uniquement sur les diagonales et non sur les coins. On serait même à deux doigts d'approuver la vieille critique consistant à souligner l'ostracisme dont fait l'objet les coins dans les mathématiques contemporaines. Voilà. De quoi remettre en question la valeur de tous les prix Nobel de mathématique. L'inexistence des coins comme objet mathématique a quelque chose de troublant qui nous empêcherait d'être un peu peinard chacun dans son petit coin. A nouveau, la Science nie ce que les sens donnent à l'évidence : non seulement l'existence concrète des coins, mais surtout, surtout leur prééminence ontologique sur la diagonale (contre laquelle je n'éprouve aucun ressentiment). Un carré a donc avant tout 4 coins et seulement après deux diagonales.
      On dira évidemment qu'avant la diagonale, on parle de côtés ! Mais même dans ce cas jamais de coin, les mathématiciens le trouvent tellement évident qu'ils en viennent à leur ôter toute détermination chiffrée : ils ne diront jamais qu'un carré a quatre coins, seulement quatre côtés ! Voilà donc une fois de plus le coin évacué dans son petit coin. (peut-être trouvent-ils le coin décevant d'une certaine manière...)

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    7. la prééminence ontologique du coin sur la diagonale ! Là j'avoue que vous m'épatez, Cléanthe.Vous m'en bouchez un coin, si j'ose dire. Mais si on délaisse les mathématiques pour revenir à notre chère langue française, vous remarquerez qu'il existe toutes sortes de coins : un coin de lecture, le coin du bûcheron, le coin qui permet de frapper les monnaies, au coin du feu, aux quatre coins du monde, le coin des lèvres (celui que je préfère), un sourire en coin, etc..
      Mais pour le mathématicien que vous êtes, voici une réflexion qui vous intéressera : quand on dit "au coin de la rue" on désigne l'angle saillant formé par les immeubles. Or dans votre exemple du carré, cet angle est intérieur. Comment comprendre cela ?

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    8. Il ne peut y avoir de coin intérieur sans saillie extérieure de ce même coin. A l'évidence. Un coin est forcément toujours un angle rentrant et / ou saillant puisqu'il est issu de la rencontre de deux lignes ou de deux plans (c'en est la définition même). Alors au coin intérieur d'une pièce où je place mon fauteuil, correspond bien entendu le coin saillant - dont vous signalez à juste titre l'existence - construit à l'intersection des deux rues à l'angle intérieur duquel se trouve précisément ce fauteuil.. En somme, lorsque dans mon fauteuil, je remplis mes bulletin de PMU dans l'espoir vain et grotesque de m'enrichir une bonne fois pour toute, je suis positionné à l'intérieur d'un angle de 90° et lorsque, inquiet, je sors au "coin de la rue" formé par ces 90°, discuter avec mon voisin Buridan qui hésite sans cesse sur l'intérêt ou non de cette question fondamentale, nous nous trouvons lui et moi à la saillie de cet angle où se trouve, à l'intérieur, mon fauteuil si confortable et que j'ai acheté à si bas prix. Nous palabrons ainsi souvent quelque part dans l'univers angoissant -car en partie invisible- d'un angle complémentaire de 270° si nous tenons compte de la rue qui vient à l'intersection de celle où nous nous trouvons et qui forme ainsi le coin que vous avez découvert.
      J'ai pris l'exemple d'un coin carré pour faciliter des explications contraignantes et fastidieuses, mais gageons que la solution est la même pour les angles obtus, aigus, adjacents, complémentaires, alternes-externes, alternes-internes et toutes ces choses étranges qui semblent si bien nous faciliter la vie.
      Mais vous aviez raison, je ne me suis penché que sur la face interne de l'angle, là où les diagonales sont secondes et le coin premier. Cependant, la saillie externe de l'angle - c'est à dire la saillie externe du coin- dans sa relation avec le prolongement des diagonales est tout aussi ignorée des Mathématiques profondes. Forcément nier le coin interne c'est nié le coin dans sa face externe. puisqu'en vérité il n'y a qu'un coin, qu'un seul et même coin et non deux. Dès lors, le coin n'existant nulle part dans l'univers primesautier des déterminations numériques, il ne nous reste, vous et moi, qu'à continuer à tourner en rond jusqu'à la prochaine sécante.

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    9. Magnifique démonstration !! Et quelle chute.. !!!
      ( entre nous.. un tuyau pour le prochain quinté ? :))

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  6. Bien fait pour eux ! Non mais, c' est qui qui commande ici.. ?
    :))

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  7. Comme il est beau, ce "portrait" (trois en un et encore plus, Cléanthe a raison), et tu sais, comme je reviens d'un peu loin, je l'ai vu, le portrait, il y a quelques jours... C'était celui d'une jeune fille, une lointaine cousine m'a-t-on dit, une jeune fille comme tu racontes, une demoiselle 1830 ou 1850, je ne sais pas, aux bandeaux noirs lissés et tirés, au teint de rose et à la bouche de cerise, aux petites mains potelées, quant aux yeux, disons des yeux qui caressent où que l'on se trouve dans la pièce... J'ignore ce que furent le peintre et le mari mais cette jeune fille, à quelques années de distance tout de même, était le portrait de l'amie qui me recevait, et celle-ci n'était pas fâchée du tout de ressembler autant à celle-là et le mari de la seconde ne se plaignait de rien... même si le temps avait passé sur eux tous.

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  8. @Feuilly
    Oui, cher Feuilly, X est une femme, une femme du bout de l'alphabet... C'est pourquoi X n'est pas A-nonyme.

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    1. Vous n'êtes donc plus tout à fait anonyme, puisque si votre prénom commence par un X, il se trouve dans la liste suivante :

      http://www.bebe-passion.be/forum/prenoms.asp?gender=f&letter=X

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  9. Je ne suis pas du tout anonyme, mes géniteurs m'ayant collé un prénom au bout de trois jours après ma naissance, mais aucun de ceux que vous proposez, un prénom qui existe à X exemplaires, ce qui fait que je ne suis pas quelqu'un non plus, à la rigueur XXL quand j'ai trop mangé de chocolat.

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  10. Chère Agnès quel magnifique écrivain vous faites. Votre texte à la fois drap de noce et d'agonie. L'auteur emporté très au large de lui-même (bien que vous soyez une merveille je n'en doute pas :), s'oubliant au cœur de la vigilante attention apportée au texte ; un texte comme on n'en a jamais lu, qui nous emporte dans une énorme vague au fond d'un océan de silence.
    Vous êtes une immense, une XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXL.

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  11. Mer mer mer CIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII :)

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