dimanche 16 octobre 2016

Portraits d' asphalte ( 2 )


Ils se connaissent depuis la veille et déjà il l' appelle ma femme.
Elle, côté soleil. La face chaude de la rue. Lui, dans l' ombre liquide.
Les mains tremblantes enserrent la rosée fraîche du rebord de la chope.
Il fait de grands gestes dans sa direction, dit qu'il a peur pour elle: le coup de chaud, la brûlure... Mais elle, dans sa robe du dimanche qu' elle remonte largement sur des cuisses trop maigres, fait la belle et se dore, et se coule, vipérine, au soleil de midi.
Il rentre des foins. Il a gardé le chapeau de paille. La couleur de la peau à nulle autre pareille: ce brun laiteux au laqué de mellite. Et dans la voix le grain paisible et ralenti de ceux qui naissent aux confins des déserts.
Elle finit par venir, lover son petit corps bouillant dans le plastique épais de la chaise de bistrot. Toute sa vie dans le sac qu' elle tient sur ses genoux.
Une bière pour ma femme. 
Elle minaude, dit qu' elle ne boit pas de cette amertume là. Puis cède goulûment ses lèvres blessées au baiser de la mousse.
Elle rit. Les trois dents qui lui restent sont comme des talismans, des grigris suspendus au seuil d' une maison vide.
Les deux seins ont creusé, côte à côte, chacun leur propre ravine. Le gauche plus loin que le droit. Le ventre encore gonflé des marmots poussés là, aléas à peaux d' ange qu' elle ne fit qu' entrevoir.
Elle regarde son homme, le respire: odeur de rue, de sueur, de menthe.
Elle rit. Elle ne cesse pas de rire.
A la bière, au soleil.
A son coeur gros comme ça sous la robe de crêpe rose.
A celui qui l' appelle ma femme et la touche comme un fruit.



8 commentaires:

  1. C'est pourquoi j'aime traîner aux terrasses. Regarder, écouter, être émue. Comme ici, quand c'est dit ainsi.

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  2. Des petits théâtres de rue, oui..

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  3. Des portraits d' êtres à jamais inconnus, toujours oubliés, presqu'invisibles que ta sensibilité et ton raffinement cernent dans les situations les plus banales, dans un quotidien trivial où tout à coup tu fais surgir comme l'évidence de leur humanité et de leur solitude. Il faut être habile pour jouer à ce jeu-là et tu y réussis très bien pour que la délicatesse que tu offres à leurs traits s'incarne dans la dureté et la brutalité de leur exigence. De l'écriture, évidemment. What else ?

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  4. .........
    ......................
    .. ( I blush ) ....... :)

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  5. Jolie surprise aux deux tiers du texte. La belle écriture et le juste regard.

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  6. Nul besoin de la sensibilité d'un photographe ou d'une pellicule: chaque mot est un pixel si précis que l'ensemble éblouit.

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  7. Merci JC :)
    A voir quand même les portraits de Lee Jeffries: lui photographe amateur, eux des gens de la rue..

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